Le nucléaire sera durable

Note de la rédaction:

Ce qui suit est une publication, qui prudemment comme il sied à un scientifique, titrait au conditionnel (!). Si notre Société tient à avoir assez d’énergie dans le futur, même l’hiver, la nuit et quand toutes les autres sources feront défaut, alors oui, le nucléaire sera là, incontournable, que les développements de réacteurs de 4ème et de 5ème génération aient réussi à temps ou non !

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Le nucléaire pourrait-il être durable ?

Christophe de Reyff, physico-chimiste, Dr ès sciences, adjoint scientifique, Office fédéral de l’énergie, CH 3003  Berne, Suisse – octobre 2002

La question posée se veut un rien provocante ! De fait, elle pourra choquer ceux des partisans des nouvelles sour­ces d’éner­gie renouvelables qui se sentent exclusivement investis d’une mission, celle de défendre la durabilité de la production d’énergie, et cela par le recours aux seules sources d’énergie renouvelables, toutes dérivées de l’éner­gie so­lai­re, et donc ultimement de l’énergie provenant de la fusion nucléaire (la géothermie mise à part, qui dé­­rive de la chaleur de dé­sin­té­gra­tion nucléaire et donc de la radioactivité naturelle des éléments de la croûte ter­res­tre).

Qu’entend-on par durabilité ? Le terme vient de la sylviculture où les prélèvements de bois ne doi­vent pas mettre en pé­ril le réapprovisionnement. Aujourd’hui le terme est certainement gal­vaudé… Le concept de développement durable recouvre l’équité entre les habitants de la planète, entre les générations, et englobe le bien-être social, la protection de l’environnement et la croissance économique. Son objectif principal est de préserver et d’accroître l’ensemble des biens produits par l’homme, la société ou la nature, pour les transmettre aux générations futures. Selon la définition première, il est clair que les agents énergétiques fossiles qui — quel­le que soit leur abondance prouvée ou supputée — sont con­som­més par notre civilisation bou­limique à une vitesse effrénée dans le Monde, seront épuisés un jour plus ou moins loin­­tain. Leur utilisation massive n’est donc pas durable. Utiliser les ressources naturelles, même si elles sont épuisables, n’est pas contraire à la durabilité ; sans cela ces ressources seraient là pour rien ! Par contre, c’est un devoir de les utiliser au mieux et c’est aussi une mission pour les chercheurs de trouver les moyens d’arriver à cette utilisation optimale et aussi de mettre en jeu des sources de remplacement. Cela est aussi vrai pour la recherche en matière de fusion et de fission nucléaire.

Les chiffres (voir les encadrés) mon­trent que, pour ce qui est de la fusion nu­clé­aire, l’abondance naturelle sur Terre en deutérium (D) et en lithium (Li) est telle que, par exem­ple, les réserves du seul lac Léman suffisent pour des siècles pour toute l’humanité ! De fait, 1’000 t de D et 2’000 t de Li produisent une énergie équivalente à des dizaines de milliards de tonnes de com­bus­tibles fossiles. Rappelons que le Monde consomme une énergie pri­mai­re totale de près de 10’000 millions de tonnes d’équi­valent-pétrole (Mtep) par an, et la Suisse l’équivalent de pres­que 30 Mtep. Le Mtep — en anglais Mtoe, soit aussi 7,35 mil­lions de barils (bbl) de pétrole — est une unité pratique pour faire des comparaisons. (1 Mtep correspond à un équivalent énergétique de 42 x 1015 J ou 42 PJ).

Dans le Monde il y a actuellement en ser­vi­ce (au 1er jan­vier 2006) 447 réacteurs nu­clé­aires re­pré­sen­­­tant une puis­­­sance élec­tri­que ins­tal­lée de 373,4573 GW (ou mil­­liards de watts) qui produisent an­­­nuel­le­ment quel­que 2’600 TWh (milliards de kWh), soit 16% de la production mon­dia­le d’élec­­tricité. Selon les données officielles, 140 centrales nucléaires d’une puissance électrique nette de quelque 35 GW ont été arrêtées dans 19 pays depuis les années 50, parmi lesquelles de nombreuses installations d’essai, prototypes et de démonstration en partie de faible puissance. 29 centrales nucléaires sont en construction dans 12 pays pour une puissance de 22.622 GW. Dans l’Union Européenne (27 États), il y a 153 réacteurs re­présentant une puis­san­­­ce ins­­tallée de 133 GW et produisant quel­­que 960 TWh an­nuel­le­ment, soit 35% de la pro­­duc­tion eu­ro­péen­ne d’éle­ctri­ci­té. En Suis­se nous avons 5 cen­tra­les, re­pré­sen­tant une puis­sance de 3,192 GW et ayant pro­­duit en 2003 exactement 25,931 TWh, soit 39,7% de la production na­tio­nale d’élec­tri­­ci­té. On peut aussi quantifier l’ex­périence ac­quise en ma­­tiè­re de pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té par la fis­sion nucléaire : en Suis­se ce sont 115 réac­teurs­-années d’ex­pé­rien­ce cumulée, dans l’UE 3’886 réacteurs-an­nées et dans le Mon­de plus de 10’000 réac­teurs-années !

Concernant les agents énergétiques nucléaires que recèle notre Ter­re, pour ce qui est des com­bus­tibles pour la fis­sion nu­clé­ai­re, l’ura­­nium (U) et le thorium (Th) ont les teneurs naturelles sui­van­tes : dans la croûte terrestre, 2,7 mg/kg pour U et 9,6 mg/kg pour Th (à titre de com­pa­rai­son, pour le plomb, par exemple, on a 14 mg/kg) ; dans l’eau des océans, on trouve 0,0032 mg/L pour U (ce qui n’est de loin pas une valeur négligeable et donc représente une source exploitable !) et 1 x 10-6 mg/L pour Th (et 3 x 10-5 mg/L pour le plomb).

Pour ce qui est des com­bus­ti­­bles pour la fusion nucléaire, on trouve, pour le lithium (Li), 20 mg/kg dans la croûte ter­restre et 0,18 mg/L dans les océans ; pour le deutérium (D), son abondance iso­topique na­tu­rel­le est de 0,015% (150 ppm) dans l’hy­drogène (H) que l’on trouve à raison de 1’400 mg/kg dans la croûte terrestre et à rai­son de 108’000 mg/L dans les océans. Ce qui donne pour D une te­neur naturelle de 0,21 mg/kg dans la croûte terrestre et de 16,2 mg/L dans les océans. Pour­quoi parler du lithium ? Parce que ses deux isotopes (Li-6 : 7,42%, et Li-7 : 92,58%) sont uti­lisés en fu­sion nu­cléaire pour générer le tritium (T), le troisième isotope de l’hy­dro­gè­ne, in­dis­pensable à la réaction de fu­sion avec D pour produire de l’éner­gie de fusion, en créant de l’hélium (He-4) et un neutron.

Pour refermer le cycle, il faut relever que la durabilité se mesure non seulement en ré­ser­ves, plus ou moins vite épui­sa­bles, mais aussi en quantité d’émissions de gaz et de polluants en­gendrés durant la production d’énergie uti­le, ain­si qu’en quantité de déchets résiduels. Là, les agents fossiles produisent tous le fameux CO2 dont l’en­sem­ble des émis­­sions mondiales ap­proche les 30 GtCO2 (milliards de tonnes de CO2) par an (représentant près de 8 GtC, de car­bo­ne élémentaire) ! Cela sans parler des divers oxydes de soufre et d’azote (re­pré­sen­tant près de 65 MtS, de soufre élé­­mentaire, et 25 MtN, d’azote élé­mentaire). La Suisse, quant à elle, émet près de 42 MtCO2 par an. Con­cernant le nucléaire, pour la future application de la fusion, les résidus seront prin­ci­pa­le­ment les ma­té­riaux du réacteur proches du plasma qui seront activés par les neutrons produits. Mais on sait déjà aujourd’hui fa­bri­quer des alliages faiblement activables et dont la durée de ra­dioactivité dangereuse est très limitée dans le temps. La re­cher­­che sur ces matériaux fai­ble­ment activables se poursuit encore dans l’Union Européenne et en Suisse aussi.

Un point important que relèvent à juste titre les critiques de l’énergie nucléaire de fission, quant à la non-durabilité de cet­te source d’éner­­gie, est celui des “déchets” nucléaires. Prenons le cas de la Suisse. De 1969 à fin 2001, l’élec­tro­nu­cléaire a produit de façon cumulée près de 555 TWh d’électricité en Suisse, par conversion de l’énergie thermique dé­gagée par la réaction de fission (avec un rendement d’environ 35%). Si cette énergie avait dû être produite par des agents fos­siles (calcul fait avec le même rendement de conversion), ce serait plus de 120 Mtep d’agents fossiles qu’il aurait fallu brûler. Ce qui aurait produit plus de 450 MtCO2 que notre pays au­rait encore émis durant la même pé­riode !

Pour cette production électronucléaire, il a fallu partir de quelque 12’000 tonnes d’uranium na­turel (sachant que 1’000 tU = 10 Mtep) dont on a “enrichi” à environ 3,5% la faible abondance naturelle (0,7%) du précieux iso­­tope fissile (U235) — une abondance qui, du reste, décroît naturellement par radioactivité avec les âges, rappelons-le, et qui donc se perd inéluctablement, qu’on en “brûle” dans un réacteur ou non ! L’opération d’enrichissement produit en­viron 1’900 tonnes d’ura­nium dit “enrichi” (c’est-à-dire contenant 3,5%, soit 66,5 t d’U235), utilisé suc­ces­si­ve­ment par tranches de 3 ou 4 années dans les barres de combustible des réacteurs. Après ces années d’irradiation, le combustible est transformé et comprend un inventaire complexe d’éléments chimiques nouveaux.

 

Le bilan chimique ultime, cumulé à ce jour pour la Suisse, après passage dans les 5 réacteurs — et donc après fission d’U235 et ir­ra­dia­tion (et par là transmutation) d’U238, l’autre isotope majoritaire, mais non fissile, de l’uranium —, est entièrement com­pris dans une masse de presque 1’900 t. Remarquons qu’environ 60 kg de matière ont vraiment disparu, une masse totalement transformée en énergie (~5,4 x 1018 J = ~5,4 EJ), en vertu de l’équation d’Einstein E = mc2 ! Le volume total de ces 1’900 t, calculé en équivalent d’uranium métallique (avec une masse vo­lu­mi­que de 18,95 g/cm3), ne dépasse pas 100 m3, soit un cube de 4,65 m de côté. Le bilan chimique est le suivant : encore 21 t d’U235 non consommé (1,1%), 1’794 t d’U238 inchangé (94,5%, y inclus d’autres isotopes d’uranium : U232, U236), 17,3 t de plutonium (0,9%) — soit l’équivalent d’un volume métallique (avec une masse volumique de 19,84 g/cm3) de seulement 0,87 m3 (soit un cube de 96 cm de côté) —, et 1,4 t d’autres “actinides transuraniens mi­neurs” (0,1%), et enfin 64,5 t de pro­duits de fission (3,4%), dont 2,4 t de produits très dangereux à longue durée de vie (0,1%) et 62 t de produits fai­blement radioactifs (3,3%). Ce bilan représente donc un volume très restreint, non dis­­per­sé dans l’environnement, qui est gérable et confinable dans un stockage intermédiaire avant d’en disposer au­tre­­ment selon une voie politiquement choisie (soit par “stockage final géologique direct”, soit par “retraitement et réutilisation puis stockage”, soit par “trans­­mutation et stockage séculaire”).

Il faut souligner que, parmi cet inventaire, il reste “de l’or en barre” du point de vue énergétique (presque 50 fois l’éner­gie de fission initiale !) : l’U235, le plutonium, les autres transuraniens et l’U238 majoritaire, ce der­nier, dit “fertile”, pouvant encore être transmuté en plutonium (par exemple, par “surgénération” ; dans ce cas : 1’000 tU = 500 Mtep). Tout ce plutonium pourrait être réutilisé comme nouveau combustible. Cela se fait par­tiel­le­ment — après les opérations dites de “retraitement” (séparation chimique des catégories d’éléments ci-dessus) — dans des com­bustibles MOX (oxydes mixtes d’uranium et de plutonium). Si l’on veut éviter de reproduire ainsi per­pé­­tuel­le­ment du plutonium, on peut mettre en jeu des combustibles IMF (combustibles à matrice inerte) où l’oxyde d’ura­nium contenant l’U238 est entièrement remplacé par de l’oxyde de zirconium qui est inerte sous irradiation de neu­trons. Des travaux de recherche en ce sens se déroulent aussi en Suisse, à l’Institut Paul Scherrer (PSI).

Mais qu’en est-il des autres déchets : les transuraniens et les produits de fission dangereux ? C’est là qu’interviennent plusieurs travaux de recherche de pointe, notamment — mais pas exclusivement — ceux qui sont en cours tout spécialement dans les Programmes-cadres de l’Union Européenne, et avec plusieurs participations suisses. Ce sont des travaux ini­tiés en suivant les propositions de Carlo Rubbia sur son “amplificateur d’énergie”. La première application prévue est jus­te­ment l’ADTS (“système de transmutation assistée par accélérateur”) : transmuter (grâce à un accélérateur de protons et à la “spallation” du plomb pour produire des neutrons) tous ces éléments dangereux — mais encore très riches en éner­­gie — en divers éléments peu ou pas radioactifs, ne nécessitant plus de stockage géologiques de centaines de milliers d’an­­nées, mais seulement séculaires. D’une pierre deux coups, on produit encore ainsi un multiple de l’énergie nu­clé­­aire déjà délivrée par la voie classique et on abaisse en même temps d’un facteur 100 aussi bien l’activité résiduelle (et la radiotoxicité) que la durée de stoc­­kage. L’activité résiduelle atteinte est ramenée ainsi au niveau de la radioactivité naturelle d’un minerai d’ura­nium. Si cela n’est pas durable au sens absolu, du moins on s’y approche de façon asymptotique !

En conclusion, le mode conditionnel de la question posée en exergue pourra être remplacé par un futur simple — à la condition, bien sûr, que ces recherches aboutissent à des succès et qu’elles conduisent à des applications : ainsi la durabilité de l’énergie nucléaire sera une contribution majeure sur la voie du développement durable.

Publié sans les notes techniques sur   http://www.euresearch.ch/fileadmin/documents/PdfDocuments/Newsletter-2002/Eu_INFO_10_f.pdf

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